En 1967, Bernard Lewis a proposé à une maison d’édition néerlandaise la réédition du Dictionnaire bibliographique corrigé de Karl Brockelmann. L’éditeur lui annonça qu’un chercheur turc, Fuat Sizkin, avait promis un projet comparable. Lewis répondit spontanément : « Un musulman est incapable de faire un tel travail ! »
Cela révèle la persistance des préjugés racistes chez une catégorie d’orientalistes coloniaux ou néo-coloniaux.
L’engouement des musulmans pour les orientalistes, qui rappellent la grandeur passée de la civilisation musulmane, s’expliquait par le souci d’apporter des démentis aux accusations d’incapacité proférées par un esprit aussi brillant que celui de Bernard Lewis.
La même année, quand il a été amené à résumer son point de vue sur l’œuvre orientaliste, Malek Bennabi s’est démarqué nettement des intellectuels musulmans admiratifs de l’œuvre apologétique des orientalistes voulant rompre avec les polémistes. Admettant que le sujet ne pouvait pas faire l’objet d’une étude exhaustive, il s’est contenté, dans le cadre limité d’une conférence, d’en étudier un de ses aspects : l’influence de l’orientalisme sur la pensée islamique moderne. Mais il émit un avis qui annonçait celui d’Edward Saïd, qui a démontré que l’essentiel de l’œuvre orientaliste aura surtout accompagné les aventures coloniales de l’Europe.
Depuis au moins 1957, Bennabi savait que l’influence coloniale ne s’arrêtait pas avec les changements politiques de la décolonisation. Persuadé que les ex-puissances coloniales allaient chercher à exercer une influence sur leurs anciennes colonies devenues « indépendantes », il a relié l’étude de l’orientalisme à la « lutte idéologique » auquel il avait consacré tout un livre au vu de l’ampleur du problème constatée à son arrivée au Caire en 1956.
Vu sous cet angle, l’étude de cette question aboutit à la conclusion selon laquelle l’orientalisme apologétique serait plus dangereux pour la « nouvelle édification » que celui qui est ouvertement hostile à l’Islam. La nostalgie inspirée aux musulmans d’aujourd’hui par l’apologie de la civilisation musulmane, les détourne du sureffort qu’exige « l’édification sociale » dans les pays qui accédèrent récemment à l’indépendance.
La réédition de ce texte, apparemment ancien, se justifie par le besoin des musulmans d’avoir des critères précis pour choisir les auteurs à lire pour parfaire leur culture islamique.
Bennabi ne déconseille pas la lecture des livres déplaisants, comme a osé le faire un de ses « disciples » qui est devenu célèbre après avoir écrit un article intitulé « Un livre à ne pas lire… ». En entendant ce titre, Bennabi a dit son désaccord et il a donné l’exemple dans l’avant-propos de cette étude en prenant le temps de répondre à la biographie léniniste du Prophète publiée par Maxime Rodinson. Il était sûr de la portée de ses arguments qu’il puisait dans les idées publiées dans Le Phénomène coranique.
En définitive, Bennabi recommande de sauvegarder l’indépendance de la pensée musulmane pour mieux sélectionner les œuvres qui peuvent enrichir la culture du musulman moderne sans l’amener à refuser tout dialogue ni à rester dans un « état de dépendance ».
Cette ouverture aux apports des études islamiques faites par des non-musulmans est rendue nécessaire par les retards de la recherche dans les pays musulmans eux-mêmes. Pour ne pas se condamner à rester dans l’ignorance, le musulman moderne devrait s’inspirer, pour choisir ses lectures orientalistes, du verset coranique : « minhum al-sâlihûn, wa minhum dûna dhâlik » (« il y en a de bons, mais d’autres le sont beaucoup moins »).
Sadek SELLAM