SOUFISME & WAHHABISME : Deux frères ennemis ?

Thomas Sibille, fondateur des éditions Al Bayyinah, vient de publier une brève épître à travers laquelle il nous invite à méditer sur les origines et conceptions inexactes d’une adversité ancestrale forgée de toutes pièces, posant comme inconciliables des notions indubitablement intriquées.

Après avoir principalement commis le concis mais désormais incontournable « La Place de l’Islam en France : Entre fantasmes et réalités »* et son « Vivre ensemble… ou pas ? »**, hormis ses préfaces et menues saillies çà et là parsemant diverses publications et l’actualité, le retour de notre libraire favori s’annonce plus fracassant que jamais, vu le défi moins littéraire qu’intellectuel que son opus s’emploie à résoudre.

Notre lectorat, sensibilisé à ces thématiques et ne pouvant ignorer nos parutions déconstruisant les stéréotypes simplistes objets de crispation ou ayant la peau dure, particulièrement lorsqu’ils touchent à la théologie,[1] en accouchant d’un tel écrit, fût-ce chez nos confrères d’Al Bouraq, il n’y a là que justice à vouloir rendre hommage au preux pourfendeur des méprises entretenues autour de ces épineux sujets, surtout lorsque pareille entreprise rejoint notre propre lutte et ligne.

Hystérisant tout embryon de réflexion ou échange en la matière, les termes de « soufisme » et « wahhabisme » ne déchaînent les passions qu’en raison de l’ignorance auréolant les domaines et réalités qu’ils recouvrent. Ignorance générale et généralisée d’une époque, que l’auteur souligne dès les premières lignes de son introduction,[2] mais ignorance redoublée et ciblée, lorsqu’elle en vient à frôler la chasse gardée des zélotes enturbannés et sectateurs de service, bien décidés à alimenter ce dissentiment faisant finalement office d’axiome chez les concernés, puisqu’à la fois pomme de discorde et fonds de commerce d’une hérésie belliqueusement consentie.

Usuellement présentés comme opposés, l’aura de sympathie ou rejet leur étant conférée découle des amas d’approximations dont ils font l’objet. Afin de démêler ce sac de nœuds et distinguer le bon grain de l’ivraie, deux parties serviront à retracer l’apparition et formation historique desdits mouvements, puis les caractéristiques, figures de proue ou équivoques associées, générant le flot de conceptions erronées dont chacun se fait ou fit hélas le relais.

Situer la genèse du soufisme n’est point chose aisée, puisqu’originellement, en tant qu’abstraction que seule une pieuse praxis saisissait, sa formalisation ultérieure ne put mettre un terme aux dérives et polémiques qu’il suscitait. D’ailleurs, à travers les siècles, nombre d’autorités parmi les plus éminentes de l’islam, qualifièrent le « tasawwuf » d’acquisition et accomplissement (ou aboutissement) de la Vertu dans son rapport à Dieu, à soi et autrui ; une sorte de parachèvement en Dieu de l’Être. En ce sens, nul blâme ni critique ne peuvent l’atteindre ou l’entacher, car il n’est rien d’autre que la Voie spirituelle léguée par nos pieux prédécesseurs en accord avec le Coran, selon les enseignements du Prophète (prière d’Allah et paix sur lui), transmis par les Compagnons et leurs élèves après eux. Toute réappropriation tardive, trahissant ou travestissant cet héritage n’est aucunement imputable au soufisme, car les altérations dont se rendent coupables ceux-là même qui s’en réclament, rendent leurs revendications d’orthodoxie et conformité aussi creuses que stériles.

Condensant l’essentiel des remarques et nuances à apporter vis-à-vis des raccourcis fautifs érigeant en ennemis « wahhabisme » et « soufisme », l’extrait suivant citant Natana J. DeLong-Bas dont les publications sur ces doctrines sont appréciées outre-Atlantique, nous dispensera de dissections et rectifications additives : De nombreux savants musulmans et même de nombreux occidentaux ont écrit sur le hanbalisme comme extrémiste, rigide, fanatique et intolérant, opposé au soufisme, présenté comme inclusif, flexible et tolérant. Ces spécialistes prouvent l’ouverture d’esprit du soufisme par leur tendance à intégrer dans le culte, les coutumes et les pratiques religieuses non musulmanes, alors que l’insistance du hanbalisme sur la pureté religieuse contrasterait négativement avec cette représentation du soufisme. La description de cette école juridique et du soufisme en tant que pôles opposés doublés de l’hypothèse que les hanbalites rejetaient le soufisme ont abouti à la diabolisation du hanbalisme. Cependant, les archives historiques présentent une image beaucoup plus nuancée. L’examen des textes et des biographies des érudits hanbalites révèle non seulement l’absence de proclamation de la nécessité d’éradiquer le soufisme en tant que tradition mystique, mais aussi le fait que certains des plus grands savants hanbalites étaient des soufis. En outre, le fondateur du premier et plus grand ordre soufi, ‘Abd al-Qadir al-Jilani (m. 1409) était lui-même un juriste hanbalite.

Ainsi, plutôt que de représenter des pôles opposés, le hanbalisme et le soufisme convergeaient sur de nombreux points. Ces convergences brisent l’image du hanbalisme comme étant nécessairement opposé au soufisme en tant que tel. Des différends substantiels subsistent mais pour le hanbalisme ce n’était pas le soufisme comme tradition mystique dans son ensemble qui posait problème mais les pratiques adoptées par certains soufis. Ils faisaient la distinction entre le soufisme fondé sur les écritures et celui qui adoptait des pratiques non islamiques. C’est dans ce contexte que l’approche d’ibn ‘Abd al-Wahhab (m.1792) vis-à-vis du soufisme doit être comprise et examinée. Notre théologien s’inscrit clairement dans la tradition hanbalite selon laquelle on adopte des pratiques fondées sur le Coran et les hadiths, tout en désapprouvant des pratiques qui ne répondaient pas à ces critères. Il est important de noter qu’il n’utilisa pas du tout le terme soufi. Plutôt que de cibler le « soufisme » comme un phénomène ou un groupe d’individus, il dénonça plutôt des pratiques particulières en expliquant en quoi elles étaient blâmables. L’approche d’ibn ‘Abd al-Wahhab est similaire à celle d’un autre hanbalite, ibn al-Jawzi (m. 1200) dont le traité Talbis iblis qui est une dénonciation du soufisme, vise à dénoncer certaines pratiques soufies et non le soufisme lui-même, comme le conclut Georges Makdisi.[3] Si Thomas Sibille venait déjà d’enfoncer le clou en rappelant les accointances et sympathies « soufisantes » d’érudits du calibre d’Ibn Taymiyya et son élève Ibn Al Qayyim (censément chefs de file des cabales anti-soufis), ou d’autres dévots et juristes bien connus, il est en revanche effarant de voir une universitaire américaine faire montre d’infiniment plus de pondération et justesse dans ses analyses qu’une majorité écrasante de personnes se réclamant de l’islam, et donc supposément assujetties à l’éthique et impartialité dont la chercheuse s’outille lors dudit extrait. En outre, l’excellence et l’équité du passage précité résume à lui-seul quasiment l’entièreté du livret. La seconde partie de l’ouvrage sert, dans le prolongement de l’argumentaire auparavant déployé, à contextualiser la naissance et la prédication du fondateur de ce mouvement, mettant l’approche et les déclarations de Muhammad ibn ‘Abd il Wahhab en regard des tensions et résistances que rencontrait son appel à l’Unicité et au rejet de toute forme d’hérésie (doctrinale, cultuelle ou politique). Puisqu’il nous semble inutile d’en résumer plus précisément le contenu, comme au-dessus, proposons une citation ramassant en substance l’idée principale, ici empruntée à Henry Laurens : En réalité, le message wahhabite est strictement religieux, bien que son application soit le fait de tribus arabes de plus haut lignage. La prédication wahhabite appartient à des mouvements religieux qui se développent dans l’espace ottoman dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, autour de la notion de loi islamique et de pouvoir califal.[4]

Dans le même registre, mais d’un point de vue partisan, nous pourrions reproduire l’extrait que voici, attribué à Bachir Al Ibrahimi : Ils disent que nous sommes des wahhabites, une parole tellement répétée ces derniers temps qu’elle a fait oublier les précédentes, telles que : ‘abdawites, ‘ibadites ou kharidjites. Nous sommes – par la grâce d’Allah – stables, dans la même position qui est celle de la vérité, mais on nous assigne chaque jour un attribut, et on nous donne à chaque fois un nom. Ils prennent ces différents noms comme des outils pour détourner le commun des gens de nous et comme des armes avec lesquelles ils nous combattent ; et à chaque fois qu’un outil s’épuise, ils en apportent un autre. Ces armes se caractérisent par leur inefficacité et leur inutilité. Le dernier type d’arme inopérante qu’ils exposent ces jours est le mot « wahhabi » (wahhabite) ; et peut-être qu’ils lui ont attribué des qualificatifs négatifs qu’ils n’ont pas attribué aux autres mots et ils lui ont donné de l’importance plus que tout autre mot, et peut-être qu’ils récompensent la personne qui a innové ce mot en l’appelant « un grand inventeur ». Puis il ajouta : Ô peuple ! La vérité prime sur les personnes, et la sunna ne se nomme pas du nom de celui qui la revivifie. Les wahhabites sont des musulmans qui appartiennent, comme vous, à l’islam et vous surpassent en la pratique de ses rites et des ordres d’Allah. Ils surpassent tous les musulmans en une chose ; c’est qu’ils n’acceptent jamais l’hérésie; et quel est leur péché s’ils contestent ce que le Livre d’Allah et la sunna de Son Prophète contestent, et si Allah leur a facilité les moyens par lesquels ils peuvent changer le mal ? Est-ce que si on est d’accord avec un groupe de musulmans sur une chose incontestablement admise dans la religion, ou sur le fait de changer les choses répréhensibles et manifestes, que ce soit chez nous ou chez vous – et le mal reste un mal même si l’on change de patrie – vous nous joignez à eux pour nous dénigrer et nous dédaigner tous deux. Nous sommes différents, du fait que nous sommes malikites malgré vous, et qu’ils sont hanbalites malgré vous, que nous sommes en Algérie et qu’ils sont dans la péninsule arabique, que nous utilisons pour la réforme la plume et eux s’appliquent à la pratique, qu’ils détruisent les mausolées avec des pioches alors que nous écrivons sur leurs bâtisseurs des reproches.[5]

Sa conclusion, prévisible au vu de ce qui a précédé, appelle à une tolérance réciproque, considérant ces deux pans complémentaires de l’islam en tant que faces d’un même dé, à considérer comme défaillant et pipé aussi longtemps que chacun des aspects fondamentaux et élémentaires de l’islam ne seraient point réunis chez tout adhérent au divin projet. Autrement dit, la pureté dogmatique à laquelle invite le wahhabisme va de pair avec les exhortations spirituelles du soufisme et ses exercices, dyade vertueuse que complète la maîtrise du Droit musulman basique (la connaissance du « fiqh » obligatoire et requise de chaque individu), sa mise en pratique, rudiments combinés aux autres enseignements et disciplines que prône la religion d’Allah, dès les balbutiements de l’enfant ou du fidèle fraîchement converti, jusqu’au spécialiste avancé d’un ou plusieurs domaines parmi les plus subtils et ardus à acquérir.

N’hésitez pas à vous le procurer, à offrir ou approfondir, non seulement cet inspiré et inspirant compagnon de lecture ne manquera pas d’intriguer les curieux indécis, mais pourrait bien se révéler l’outil transitionnel adéquat, permettant aux affidés des tendances visées et décrites, de se remettre posément en question preuves à l’appui, et pourquoi pas, à terme, adhérer à un entre-deux éclairé, position du juste milieu à laquelle l’auteur dédie son temps et sa vie, sur le terrain ou dans l’arène des idées.

 

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* D’abord publié en deux tomes distincts, puis réédité chez Héritage en un seul volume doté de suppléments au détour et fil des sections (outre la préface inédite de Sadek Sellam), cet essai replaçait au centre de la table et du débat des questions ou éléments de réponse adossés à maints éléments historiques, que peu osent encore soulever au vu des tabous et la chape de plomb bâillonnant toute amorce de discussion liée à l’islam ou ses adeptes. Initiative salvatrice à bien des égards, saluons le courage d’un honnête et modeste acteur de la vie intellectuelle du pays, avançant ses propositions pas nécessairement consensuelles ni partagées par ses pairs, coreligionnaires compris, ayant au moins le mérite de la franchise assumée, entre détermination à vouloir bien faire, altruisme ravageur en guise d’étendard fleurant bon la piété, et séquelles candides d’un parcours ou positionnement se voulant irréfragablement orthodoxe malgré ses négligeables et minimes tâtonnements œcuménistes (quoiqu’aisément compréhensibles, voire audibles). Chapeau bas à lui, tant pour la démarche que son perpétuel souci visant à édifier un projet de société où nul ne se sentirait exclu, dont il est l’archétype et la synthèse incarnée, en tant que français natif formé à l’école laïque et pourtant musulman décomplexé. Cultivé et plus que jamais immergé dans les livres, il sait mieux que personne que pour parvenir à vivre ensemble, il faut surtout vivre en bonne intelligence, et donc d’abord [s’]éduquer. D’où son rôle cardinal et métier.

** Fonctionnant telle une fresque où l’on voit recensée en myriade, pléthore de citations et analyses convergeant à travers l’Histoire, la Pensée et les peuplades du monde, l’auteur y dénonce l’hypocrisie contre-productive d’un système qui cherche frénétiquement à gommer les aspérités culturelles de populations censées cohabiter sereinement sous l’égide d’un « universalisme » et d’un« vivre ensemble », désormais brandis en glaive pour mieux lacérer le corps chétif d’une communauté érigée en bouc-émissaire. Ce « terrorisme culturel » (p.32 et 49-50) dont il emprunte la formule à l’éminemment engagé Stokely dans son « Black Power », nous intime et conduit, via un cercle que l’on choisira à dessein vertueux, à reprendre en main notre histoire, identité et destin, se réappropriant au passage le sceptre civilisationnel gisant au sol, ayant jadis consacré la grandeur d’une nation islamique au faîte de sa gloire. Ainsi, une fois éliminé cet artificiel antagonisme, musulmans et citoyens de la Terre entière pourront à nouveau, au lieu de se regarder hostilement en chiens de faïence, emprunter le couloir de l’Avenir, côte à côte dans une saine émulation qu’équilibrent éthique et progrès. La préface offerte par François Burgat semble partager une similaire amertume, que tempère et atténue son goût prononcé en faveur d’une lucide et résolue envie d’avancer,… en rangs serrés.

[1] Notamment l’aussi appréciable qu’apprécié « Textes et contexte du Wahhabisme : Histoire de la da’wa najdite et des premiers Saouds » sous la plume d’Aïssam Aït-Yahya

[2] « Si nous devions décrire notre époque, nous pourrions aisément dire que le vide spirituel et l’ignorance en sont des éléments saillants. » (p.17). [3] Voir p.60-62, cité à partir de « Islam wahhabite », éditions Erick Bonnier. [4] Voir p.70, tiré de « L’Orient arabe », éditions Armand Colin, p.48. [5] Voir p.90-92, tiré de « Athar al imam Muhammad al Bachir al Ibrahimi », vol.1, p.123-124.