Vider le sens des mots par Mohammed Karimi

Vider les beaux mots de leur substance ou les remplacer par d’autres ayant une connotation péjorative ou les enlaidir aux yeux des gens. Voilà une novlangue que font miroiter les alliés de satan pour détourner les gens du droit chemin et les jeter dans les sentiers du sectarisme et de la perdition.

En lien avec cette question, les livres d’exégèse rapportent que quand les Compagnons du Prophète voulaient que le Prophète ﷺ ait pour eux de la sollicitude, ils employaient le verbe «unzurna».
A Médine, des hypocrites ont remplacé ce verbe par «râina» qui a certes, à peu près, le même sens, mais qui a une connotation péjorative. «râina» est un verbe qui rappelle le mot «ru’ina» qui signifie «lascivité» et « débauche». Ils entendaient aussi par ce verbe le nom «râ’inâ» qui signifie «tu le berger de nos bêtes», ainsi que d’autres moqueries. Les Compagnons commençaient eux aussi, sans s’en rendre compte, à participer à la propagande de ce mot «ra’ina», suscitant ainsi la mauvaise joie des hypocrites. Allah fit alors descendre ce verset qui mit immédiatement fin à cette novlangue : « Ô vous qui croyez! Ne dites pas «râ’inâ», mais dites «unzurnâ» et écoutez! Aux mécréants est destiné un châtiment douloureux! »
A l’instar des hypocrites de Médine, les médias mainstream ont usé d’une hypocrisie sémantique en ajoutant le suffixe «isme» à certaines tendances et écoles de l’Islam dans le but de le diaboliser (fondamentalisme, salafisme, soufisme, wahhabisme, sunnisme).Vu que nous appartenons à une communauté sur laquelle est descendu le premier verset révélé par le Créateur Sublime: «Lis au nom de ton Seigneur qui a créé); vuque notre noble Coran insiste du début à la fin sur l’importance fondamentale de la méditation, de la réflexion, de la profondeur et met en garde contre la superficialité, la médiocrité intellectuelle, le sectarisme et l’imitation servile, bref l’esprit grégaire (moutonnier) qu’il condamne notamment dans le verset suivant:

« Le cas de (l’appel adressé à) ceux qui sont impies dissimulateurs-kafarû-et de celui qui les appelle| est comparable au cas de celui qui crie après un troupeau] qui n’entend que les appels et les cris de la voix. Sourds, muets, aveugles, ils n’usent donc pas de leur intelligence » vu tout cela, il est de notre devoir de sonder la réalité de ces noms, en l’occurrence le soufisme et le wahhabisme, et de voir le contexte historique, politique et social de leur apparition, pour pouvoir les juger à la lumière du Coran, de la Sunna et des paroles des savants et des penseurs. Concernant le soufisme – ou al-tasawwuf-si l’on entend par ce terme la voie spirituelle dont les premiers représentants sont al-Hasan al-Basrì, al-Junayd, Abd Allah Ibn al-Mubârak, Ibrähim Ibn Adham, al-Fudayl Ibn ‘Iyyâd et d’autres, cette voie est conforme aux prescriptions du Coran et de la Sunna.Elle met en évidence le côté esthétique de la religion et constitue une synthèse des stations spirituelles de l’Islam comme la consécration exclusive de soi à Allah – ikhlas -, le repentir tawba -, la confiance en Allah- tawakkul-et d’autres.Il est vrai que le soufisme a été contaminé par des hérésies, des légendes, des fictions et des pratiques blâmables, autant de choses qui se sont glissées dans les livres des soufis, se sont mêlées à leur discours et dont certaines ont été faussement attribuées à leurs éminents maîtres.

C’est pourquoi le soufisme a été soumis durant l’histoire à des études critiques et à un émondage par d’éminents réformateurs (al-Ghazâli, Ibn al-Qayyim, al-Shâtibì et d’autres) pour le purifier de tous ces délires et divagations. Il ne faut donc pas l’identifier en fonction de ces défauts et n’y voir que le mauvais côté. Voici ce que dit à ce sujet l’imâm Ibn al-Qayyim:

«Ces délires [des soufis] ont entraîné la tentation de deux catégories de gens. Chez la première catégorie de personnes, ces délires ont constitué un voile qui les a empêchées de voir les bonnes qualités de ce groupe (les soufis), la douceur de leur âme et leur honnêteté. Ils ont rejeté tout cela, l’ont nié farouchement et ont pensé du mal d’eux de manière absolue. C’est bel et bien de la malveillance et de l’outrance de leur part. Si chaque fois que quelqu’un commet une faute ou une erreur, il doit être ostracisé, sans aucune reconnaissance de ses bonnes actions, les sciences, les arts et les sagesses s’effondreraient et les repères qu’ils fournissent disparaîtraient.À l’inverse des premiers, les personnes de la deuxième catégorie ont été éblouies par les bonnes qualités des soufis, la limpidité de leurs cœurs, leur bonne volonté et leur bon comportement. Ils ont fermé les yeux sur leurs délires et leurs défauts qu’ils ont cachés sous la couverture de leurs bonnes actions, les ont agréés, défendus et suivis. Ceux-là ont eux aussi tort en péchant par défaut. [Entre ces deux extrêmes], il y a une catégorie de personnes qui ont suivi la voie de la justice, sans léser aucune d’elles de ses droits et sans les priver du rang qu’elles méritent».Quant au wahhabisme, c’est une prédication réformatrice d’obédience hanbalite dont l’initiateur est le shaykh Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Elle vise à rétablir le dogme de l’unicité divine – tawhid – tel qu’il a été transmis et vécu par le Prophète et à purifier la péninsule Arabique de l’esprit légendaire, des hérésies, des innovations blâmables en matière de religion et des formes d’associationnisme qui la gangrénaient. C’est une prédication bénie dans le giron de laquelle se sont formés d’éminents savants, qui a inspiré beaucoup de prédicateurs et de penseurs et qui, grâce à sa simplicité et sa pertinence, a sauvé des ténèbres de l’idolâtrie un très grand nombre de musulmans.

Comme toute œuvre humaine, cette prédication n’est pas exempte d’erreurs et de lacunes, notamment une certaine dureté et un certain manque de nuance dans son discours. Le côté éducatif et esthétique de la religion en général et du tawhid en particulier manque relativement dans cette prédication. J’entends par l’éducation la tazkiyya qui consiste en l’émondage de l’âme, sa purification des mauvaises vertus et son éducation sur les bonnes valeurs. Rappelons que la tazkiyya est l’une des fonctions prophétiques: « De même avons-Nous suscité parmi vous un Envoyé issu de vous-mêmes qui vous récite Nos versets, vous éduque/purifie– yuzakkikum -, vous enseigne le Livre et la sagesse et qui vous enseigne ce que vous ne saviez pas. »

Manquer de tazkiyya intellectuelle, c’est manquer d’équilibre dans ses pensées. C’est la porte ouverte au littéralisme – qui dit tazkiyya intellectuelle, dit profondeur -, au manque de nuance, au manque d’esprit de synthèse et à toutes sortes de distorsions cognitives les préjugés, l’exagération, la surgénéralisation. la dramatisation, la maximalisation du négatif, la minimalisation du positif, etc.Cela a pour conséquence de grossir les petits détails de la religion et de les considérer comme des fondamentaux. Si à ce manque de tazkiyya intellectuelle s’ajoute un manque de tazkiyya morale, il est facile après cela de taxer quiconque ne partage pas la même conception d’égarement – tadlil -, de perversité – tafsiq d’innovation blâmable – tabdi -, voire de mécréance – takfir -. S’arrêter aux mots des textes sur le tawhid sans s’imprégner de ses réalités spirituelles, esthétiques et éducatives, c’est ce qui explique, en partie, l’émergence de groupes jeteurs d’anathèmes et de fidèles qui constituent un exemple assez représentatif de la religiosité crue, du comportement laid et du manque de goût, image qui fait les choux gras des médias opportunistes. Conscients de cette lacune, beaucoup de savants et de prédicateurs contemporains de la péninsule Arabique et d’ailleurs qui se réclament du wahhabisme ont commencé à réformer cette prédication, à la corriger et à y ajouter les dimensions éducatives, esthétiques et spirituelles du tawhid en s’inspirant notamment des œuvres d’al-Ghazâlì et d’Ibn al-Qayyim. Plutôt que de se lancer des anathèmes, de s’accuser les uns les autres de tous les noms et de s’opiniâtrer, les musulmans qui sont sur la voie de la Sunna doivent unir leurs efforts et se compléter les uns les autres. Ou’ils prennent conscience que la largesse, l’indulgence et l’ouverture d’esprit caractérisent la voie de l’Islam:

« J’ai été envoyé avec une voie droite qui est conforme à la saine nature – hanifiyya – et qui est indulgente» a dit le Prophète .

Qu’ils comprennent que le pluralisme est une norme universelle et une entité inhérente à la nature humaine.

Mohammed Karimi

Préface du livre Soufisme et Wahhabisme deux frères ennemis? Thomas Sibille éditions Al Bouraq 2021

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